« Les gens étaient conscients que l’école des Charmes n’était pas comme les autres »
Emmanuèle Buffin devant l’ancienne école des Charmes, maintenant occupée par la Régie de quartier. (photo : BB)

Emmanuèle Buffin, « la dame à la trottinette » comme certains la surnomment à la Villeneuve, puisqu’elle utilise toujours ce moyen de locomotion, a enseigné à l’école des Charmes pendant 27 ans. Soit quasiment la durée d’existence de l’école, ouverte en 1973 et fermée en 2006. Presque dix ans après la fermeture, elle publie un recueil d’anecdotes sur ses années d’enseignement. À travers ses souvenirs, c’est le fonctionnement de cette école, inspiré de la pédagogie Freinet, qui est détaillé. L’histoire d’un quartier aussi : le déclin d’une certaine mixité, les « toutes premières « affaires » sur le foulard », le discours de Sarkozy à Grenoble… À l’occasion de la sortie de son livre, le 15 juin, Le Crieur a rencontré Emmanuèle Buffin pour qu’elle nous raconte ses « 30 ans de ZEP ». À noter qu’une soirée de lancement du livre est organisée au Barathym vendredi 12 juin, à 19 heures.

Comment êtes-vous devenue instit à l’école des Charmes ?

En 1973, j’habitais au Village Olympique, tout à côté de la Villeneuve, qui venait de pousser. Mes deux filles étaient scolarisées à l’école des Charmes, à cause du projet innovant. À l’époque, on était tout un groupe à emmener ensemble nos enfants dans les écoles de la Villeneuve. Puis, en 1977, l’Éducation nationale a recruté. Sur les conseils d’un inspecteur, j’ai

Mange, c’est cher ! glisse Rania, 4 ans à peine, à une copine qui fait la moue sur le goûter proposé à l’école.

postulé et, grâce à ma maîtrise de lettres, j’ai été embauchée comme instit suppléante. J’ai fait quelques remplacements puis j’ai fait mon trou à l’école des Charmes. Il y avait un projet de charte pédagogique qui a fini par voir le jour : participation en équipe au fonctionnement de l’école, écoute du public [les enfants, ndlr], co-éducation des enfants avec les parents…

Est-ce que la pédagogie alternative (pas de barrières à la cour de récréation, cycles de classes de trois ans, large autonomie des élèves, emplois du temps mis en place par les enfants) en place à l’école des Charmes était bien perçue par les habitants et les parents d’élèves ?

Emmanuèle Buffin indique la limite virtuelle de la cour de récréation de l'école des Charmes. (photo : BB)

Emmanuèle Buffin indique la limite virtuelle de la cour de récréation de l’école des Charmes. (photo : BB)

Déjà, est-ce que école en général est bien perçue ? Pour moi, elle ne l’est pas toujours. En tout cas, dans le cas de l’école des Charmes, elle était perçue différemment. Les gens étaient conscients que ce n’était pas une école comme les autres et ils considéraient plutôt ça comme quelque chose de positif. Une fois, une mère d’un milieu populaire a dit à l’inspecteur : « Nous, on est pas comme tout le monde ! » Les sujets de mécontentement étaient dits. Faut dire qu’on voyait beaucoup les parents : ils accompagnaient les sorties scolaires, ils venaient chercher leurs enfants jusque dans les classes, pas à la sortie de l’école. Des collègues dans les quartiers m’ont dit une fois : « les parents nous disent, tel ou tel livre, ou tel ou tel spectacle, ce n’est pas pour les enfants. Ici, à la Villeneuve, ça n’a jamais été le cas ».

Ce qui marque à la lecture de votre livre, c’est le cosmopolitisme des classes. Ce n’était pas trop dur à gérer en tant qu’instit ?

Oui, c’était assez cosmopolite. On a compté jusqu’à 32 nationalités différentes, enfin, origines des parents différentes. On essayait de prendre en compte les différentes cultures. Pour moi, c’est très précieux, j’ai toujours cherché à être protégée de

Fabien venait du Vietnam et se cachait sous la table quand un avion passait au-dessus de l’école. Lorena avait traversé la Cordillère des Andes pour fuir le Chili de Pinochet en 1973, Ibrahim a mis des années à surmonter un bégaiement contracté pendant un bombardement à Kaboul.

l’entre-soi, de savoir que les choses ne sont pas évidentes. Et puis les classes multi-âges permettent de s’appuyer sur la diversité des personnes. Dans ce cas-là, la diversité des personnes, ce n’est plus une difficulté mais une force. Plus c’est diversifié, plus c’est riche !

Votre livre fonctionne sur le mode de l’anecdote. Une de ces anecdotes est la manifestation, avec pancartes et banderoles, organisée par les enfants pour réclamer du sel à la cantine. On a du mal à y croire…

Le numéro 39 (mai 2001) du journal Des Enfants S'en Mêlent, rédigé par les élèves de l'école des Charmes.

Le numéro 39 (mai 2001) du journal Des Enfants S’en Mêlent, rédigé par les élèves de l’école des Charmes.

Pourtant c’est vrai ! Un des « meneurs » a même dit, lors d’une réunion avec les enseignants, « on s’est laissé déborder », comme un vrai syndicaliste ! Toutes ces anecdotes, ce sont des souvenirs. J’ai essayé de témoigner ce qu’était la vie de ces gens, des enfants, des parents, des instits. Comment ils essayaient de prendre leur vie en main. J’ai donc voulu ne pas éviter d’aborder les choses tragiques, sans faire un portrait à charge. Mon propos, c’était de rendre justice à cette population, ce qui passe aussi par des drames, comme ce double suicide des parents. C’est aussi la vie.

Des choses tragiques puisque vous abordez les meurtres de Kevin et Sofiane, en 2012. Comment réagit-on quand certains des inculpés sont vos anciens élèves ?

Je l’ai très mal vécu. Mais il y a eu une grande solidarité. Avant, il y avait aussi eu un ancien élève qui est mort dans une rixe. Il fallait rendre compte d’une humanité admirable qui se débrouille avec ses misères.

En 27 ans d’enseignement, vous avez dû voir le quartier se transformer…

Il y a eu d’énormes changements. Au début, il y avait une grande mixité sociale. Qui n’était d’ailleurs pas toujours simple à vivre, quand vous avez des nantis et des non-nantis mélangés… Puis il y a eu les années Carignon [maire de Grenoble de 1983 à 1995], la montée du chômage, l’apparition du trafic de drogue… Le quartier s’est beaucoup radicalisé. Il y a eu de moins en moins de mixité, de plus en plus de « fuites » [des élèves habitant la Villeneuve qui ne sont pas scolarisés dans le quartier]. À la fin, on pouvait parler de ghetto. Mais pas au début en tout cas.

Comment réagissiez-vous lorsqu’il y avait « une fuite » ?

Devant la cour arrière de l'école, où se tenait un charme. "Quand il a été coupé, j'en ai reçu une tranche", raconte Emmanuèle Buffin. (photo : BB)

Devant la cour arrière de l’école, où se tenait un charme. « Quand il a été coupé, j’en ai reçu une tranche », raconte Emmanuèle Buffin. (photo : BB)

On n’avait pas tous la même réaction. Moi, quand un parent voulait enlever un enfant de l’école, je n’essayais pas de le retenir. C’est trop dur pour un gamin d’être déchiré entre la volonté de ses parents et celle de l’école. Pour mes collègues, ce n’était pas forcément le cas. En tout cas on le vivait mal, comme un échec, voire une trahison… ou plutôt comme un désaveu, c’est le bon terme.

La dernière année où j’ai enseigné, en moyenne et grande section, il y avait une seule élève de milieu socio-culturel favorisé. C’était trop dur pour elle, il n’y avait plus du tout de connivence culturelle.

Il y a eu un changement de pédagogie entre votre arrivée et votre départ ?

Il y a eu beaucoup de luttes contre l’administration, mais pas de démission des équipes en ce qui concerne la pédagogique. C’était même de la maturité. La charte a fait de beaux petits, elle était plus cohérente, plus efficace. On est devenus de meilleurs professionnels sans renoncer à nos principes.

Alors pourquoi être partie en 2004 ?

Il y avait vraiment des misères de la part de l’administration. J’aurais pu continuer mais j’avais atteint l’âge où je pouvais prendre ma retraite. C’était pareil pour mes collègues. Il y avait du harcèlement, du cassage de la part de l’inspection.

Depuis sa fenêtre, Madame Fournier surveille la cour de récré. De là-haut, rien ne lui échappe. […] Son fils n’a pas le droit de laisser son anorak ouvert, et si par malheur il s’enrhume, elle viendra lui mettre des gouttes dans le nez à l’heure de la récréation.

L’académie aussi a été coupable, on ne fait pas un coup à un quartier comme ça. Dans les quartiers populaires, il faut un inspecteur qui soutienne les équipes, pas qui les casse.

Une absence de soutien de la part de l’académie qui mène à la fermeture…

Oui, jusqu’à la fermeture, quelques années après, en 2006. Il y avait de moins en moins d’enfants, surtout à cause des « fuites ». Et puis les anciens sont partis, les Béranger [à ce sujet, lire l’interview d’André Béranger, ancien instituteur de l’école, réalisée par Ligne A], moi. La fermeture, c’est un peu faute de combattants. On a fait une « fête finale » lors de la fermeture, il y avait les anciens instits, les anciens parents, les anciens élèves, c’était à la fois triste et chaleureux. On a eu plus qu’un pincement au cœur.

Les écoles de la Villeneuve

Malgré de nombreuses fermetures de classes, la Villeneuve compte encore beaucoup d’établissements.

  • La Fontaine (maternelle et primaire)
  • La Rampe (maternelle)
  • Le Lac (maternelle et primaire)
  • Les Buttes (maternelle et primaire)
  • Les Frênes (maternelle)
  • Les Genêts (primaire)
  • Les Trembles (primaire)

 

Couverture du livre 30 ans de ZEP, même pas mal ! (éditions Tom Pousse)

Couverture du livre 30 ans de ZEP, même pas mal ! (éditions Tom Pousse)

30 ans de ZEP, même pas mal ! Aux Charmes de la Villeneuve, biographie d’une école en ZEP (Zone Extrêmement Passionnante)
Emmanuèle Buffin, illustrations d’Hélène Moreau
Éditions Tom Pousse
11 euros
117 pages
http://www.tompousse.fr/fiche.php?livre=86&collection=hors-collection

Les citations utilisées dans cet article sont extraites de l’ouvrage.