En mai, à l’occasion de la semaine des Géants, la place du même nom a accueilli un invité exceptionnel, qui n’était pas venu depuis 30 ans. Klaus Schultze, l’artiste qui a créé les sculptures géantes de la place, de 1978 à 1980, a en effet passé plusieurs jours à Grenoble. L’article suivant est un mélange, reconstitué et mis en forme, de six heures d’échanges avec Klaus Schultze qui ont eu lieu lors de la semaine des Géants : le mardi 21 mai, lors d’une conférence à la maison des habitants des Baladins puis lors d’une rencontre avec des enfants de l’école des Trembles ; le mercredi 22 mai lors d’une balade le long des Géants puis lors d’une discussion impromptue au café Le Rhumel.
L’histoire des Géants
« Si je raconte la vérité, il n’y a pas d’histoire des sculptures. Il faut se dire que quand un artiste est devant une grande dalle, il ne pense pas à la signification des bonhommes qu’il va faire. Il pense surtout à la présence d’un volume convaincant.
« Au début, je n’ai vu que des plans de la place. Peut-être ai-je vu une maquette de la ville future, mais je ne me rappelle plus exactement. On m’a demandé d’animer un énorme espace, entouré d’immeubles, et évidemment, en premier lieu, je pense à mon travail. Comment je peux, à l’aide de la brique, imaginer le développement de plusieurs personnages. Puis, au fur et à mesure, se développe la réalisation.
« Comment atteindre la population future qui va habiter ici ? Je me suis dit que le thème du couple, qui est éternel, serait favorable pour cet endroit. En plus, je savais qu’il y aurait beaucoup d’enfants. J’avais l’habitude que les gosses grimpent sur mes bonhommes et qu’ils devaient être résistants à l’assaut des gosses. Je me suis dit que si je faisais des grands géants couchés et que les bras ne sortaient pas trop dans l’espace, il n’y aurait pas de danger.
« Alors, en-dehors du couple, j’avais toujours le thème de la main. La main, comme forme, comme expression. Est-ce qu’on va la percevoir comme un signe d’accueil ? Ou est-ce que c’est un signe d’hostilité ? J’ai fait beaucoup de petites mains en sculpture. Pour moi, c’était formidable de pouvoir faire une grande main.
« Je ne peux pas beaucoup parler du sens de mes sculptures. Il faut que chacun y trouve son explication.
« Pour la taille des sculptures, quand j’avais quatre ans, mes parents m’ont emmené chez des parents à nous. Il y avait un cousin, plus âgé, il avait déjà huit ans. Pour moi il était très grand. Il avait construit une Tour Eiffel avec du métal [en Meccano, ndlr], avec une lumière tournante en haut. C’était encore plus grand que mon cousin ! Quand il a éteint la lumière, que la chambre était sombre et que la lumière de la Tour Eiffel a tourné, comme ça, je me suis dit : « Moi aussi, quand je serai grand, je veux faire quelque chose de grand ! » Ça m’a beaucoup impressionné. »
Klaus Schultze
• 1927 : naissance à Francfort-sur-le-Main (Allemagne) ;
• 1940 : installation à Überlingen, au bord du lac de Constance (Allemagne) ;
• 1945 : enrôlé à 17 ans comme soldat dans la Wermacht puis prisonnier de guerre ;
• 1945-1948 : occupation française d’une partie de l’Allemagne, découverte de la culture française ;
• 1948-1951 : apprenti potier à Constance ;
• 1952 : arrivée en France, divers emplois de potiers à Paris ;
• 1956 : ouverture de son atelier à Gournay-sur-Marne (Seine-Saint-Denis) et premiers objets en céramique vendus dans les galeries parisiennes ;
• 1969 : voyage à Sienne (Italie) et coup de foudre pour la brique ;
• 1970 : première sculpture en brique dans l’espace public à Vitry-sur-Seine ; début de la période des
géants, nombreuses commandes publiques en brique en France et dans d’autres pays ;
• 1978-1980 : Les Géants de la Villeneuve ;
• 1979 : devient professeur à l’académie des beaux-arts de Munich, retour en Allemagne ;
• 1992 : retour à Überlingen puis retraite.
La fabrication
« On ne peut pas mettre la brique comme ça. Il faut un appui, un squelette. Alors toutes les sculptures ont une espèce d’armature en métal sur lequel on pose une sorte de grillage. Ce grillage reçoit le ciment. Il faut donc d’abord construire la structure métallique qui a déjà la forme future. Après, il faut couvrir la structure avec du ciment et le laisser durcir. À partir de ce moment, on peut maçonner la brique sur cette surface endurcie. Mais il faut aussi des joints entre chaque brique. Il faut toujours mettre une rangée de briques horizontales, mettre du ciment sur l’horizontale et aussi dans la verticale. Un grand travail !
« Et il faut surtout, ce que personne ne sait, nettoyer après. On ne peut pas laisser la brique salie par le ciment, ce serait dommage. Alors nous étions obligés de prendre des brosses, parfois des brosses métalliques, pour enlever le ciment qui était trop étalé et nettoyer chaque brique pour qu’elle soit propre. Mais aussi pour l’unité entre toutes les briques, qui sont de couleur très différentes, pour que rien d’étranger ne gêne.
« J’ai posé une grande partie des briques moi-même. Les doigts, tous les doigts, c’est moi qui les ai faits, parce que c’était un travail très très personnel. La brique fait 22 centimètres de long et 11 centimètres de haut. Pour faire les doigts, il me faut des ronds. Alors je prends la brique et je la passe sous la scie. Ce sont des disques plantés avec des petits diamants qui permettent de découper la brique. Ensuite, je change de disque pour un disque de carborundum qui me permet de meuler la brique. Je tiens la brique et je tourne, je tourne, pour obtenir un demi-rond. Ensuite je découpe au milieu de la brique un triangle. Je pose ces briques rondes destinées aux doigts, j’essaye si ça va bien, si elles sont toutes assez rondes. Alors je commence à poser le premier rang. Je mets du ciment, je pose la deuxième rangée, toujours en regardant que l’intérieur soit vide, parce qu’il me servira pour le remplir avec du ciment et de la ferraille. Sans ferraille et sans ciment, ça ne tiendrait jamais. Je pose étage par étage et à la fin, il me faut encore la coupole. Le rond en haut. Là aussi, il faut que je meule une demi brique pour qu’elle soit comme ça, bien arrondie. Quand les, disons, dix étages de briques sont montés, je coule du ciment, je mets de la ferraille, je regarde que la ferraille ne dépasse pas le haut, je mets la coupole et j’ai donc un doigt, un très grand doigt. Alors ça dure, disons pour un doigt, il faut au moins deux jours. Je ne sais plus combien de doigts j’ai fait… J’ai fait aussi tous les éléments colorés, en émail.
« J’avais de très bons maçons qui avaient bien compris ce que je voulais. On pouvait les laisser seuls pour les parties des sculptures qui étaient cylindriques, les bras. Alors tu sais que pendant une semaine, le maçon qui va travailler avec toi, il pourra bien maçonner, régulièrement, un cylindre de briques. Et pendant ce temps, je pouvais partir pour Paris, parce que j’habitais à Paris et j’avais d’autres travaux. C’était des maçons français mais, à la fin, j’avais un maçon espagnol, formidable, qui avait déjà compris mon système. Il disait : « Oui, oui, monsieur Schultze, je sais, vous voulez faire cette pose comme ça. Je le fais. » Et là, c’était parfait !
« Mais j’ai parfois eu des pannes. Au début, j’ai fait confiance à un jeune sculpteur espagnol lui-aussi que je connaissais par un autre travail, en Alsace. Je lui ai demandé s’il voulait travailler avec moi à Grenoble. Il était feu et flamme. Alors je lui ai montré ce qu’il fallait faire. Mais comme j’avais beaucoup de travail à Paris, j’ai dû partir. J’ai dit : « José, tu sais ce que tu as à faire, je reviens dans deux semaines pour regarder si tout est en ordre. » Mais par hasard, je suis revenu un jour avant. À 3 heures, il n’y avait personne sur le chantier. À 4 heures, j’entends des voix ivres. Gueuler, gueuler ! « Ah ah ! » José, accompagné de deux français qu’il avait engagés lui-même, revenaient du restaurant. Ils avaient bu, bu, bu. Ils disaient : « Schultze n’est pas là, formidable ! » Alors, je l’ai aussitôt chassé ! Non, il n’y avait pas de pardon. Quand on blesse ma confiance, c’est fini. »
Le chantier
« Le premier jour, je suis venu avec ma 2CV et toutes mes affaires. Il était convenu que je dise bonjour aux maçons et aux ferrailleurs. Alors je suis monté à l’escalier et j’ai dit bonjour, j’ai découvert le chantier. « Alors, on commence demain ? », je dis. Je descends l’escalier et je vois que toutes les affaires dans ma voiture ont été volées, sauf la scie. Mon bloc d’aquarelle, mes couleurs d’aquarelle, tous mes habits… Alors je suis allé chez le monsieur de la police et j’ai déclaré le vol. Et le policier m’a dit : « Monsieur, c’est normal chez nous… » J’ai dû aller dans un supermarché, tout près d’ici, pour tout racheter. Le chantier a commencé comme ça !
« Sur la place, il n’y avait rien. C’était vraiment que du chantier. Il y avait tous les immeubles à côté, avec des grues, tout était en mouvement. Les grues qui tournaient et tout ça. Mais sur la dalle, il n’y avait encore rien. J’ai toujours espéré trouver un magasin, un café, un tabac, où je peux aller prendre une cigarette.
« Quand on m’a demandé de créer ça, on m’a dit : « Monsieur Schultze, vous avez une chance énorme parce que vous pouvez profiter de nos matériaux. » Pendant qu’on construisait, il y avait les grues, il y avait des camions de transport, de sable, de ciment. On n’avait qu’à téléphoner pour en obtenir. Qu’un artiste puisse créer quelque chose en utilisant les matériaux de la construction des immeubles, c’était formidable !
« Alors, dans l’ensemble, il a fallu je crois deux ans pour construire les statues. Avec des pauses, des moments de vacances. Les ouvriers avaient le droit d’avoir des vacances aussi.
« Au cours du chantier, il y avait déjà une partie érigée. Arrivent, tout d’un coup, des enfants qui demandent : « Qu’est-ce que vous faites, monsieur ? » Ils grimpent sur les bonhommes, ça nous gêne parfois. Nous venions de terminer, disons une tête et le moindre choc pouvait détruire quelque chose. Je leur disais « S’il-te-plaît, joue en bas, ou là-dessus, mais pas sur la tête… » Mais ça, ils en rigolaient. Finalement, on les a très bien supportés. La curiosité était énorme.
« Il y a aussi des adultes qui passent, comme ça : « Qu’est ce que cela veut dire ? » Il y a au départ, je ne veux pas dire méfiance, mais distance. Ça n’est pas facile parfois, quand on a l’impression que les gens n’ont pas l’œil, n’ont pas une curiosité, mais ils ont déjà une opinion. Et parfois le résultat est encore tellement mal compris. Mais les gens s’habituent, avec le temps, aux choses inconnues et inhabituelles. »
Les Géants de Klaus Schultze
Neuf sculptures, dont deux d’un couple, 1978-1980, fer, ciment, brique et céramique.
Du nord au sud, de l’ex-collège à l’école des Trembles :
• le couple à la fenêtre ;
• le couple dans l’escalier ;
• le géant qui lit ;
• la géante couchée ;
• l’arène (disparue) ;
• le géant allongé ;
• la main ;
• la femme qui rentre dans le sol ;
• le livre ouvert et le crayon (disparue).
L’arène, aussi dite « la chenille », a été démolie pour laisser place à un escalier, en 1994 ; le livre ouvert, à l’entrée du haut de l’école des Trembles, l’a été dans les années 1990.
La brique de Vaugirard
« Les briques venaient d’une briqueterie nommée Richard, à Villejuif [plutôt au Kremlin-Bicêtre, juste à côté. L’emblème de la briqueterie est d’ailleurs visible sur certaines briques, ndlr]. L’usine était aux portes de la ville de Paris. Peut-être à 200 mètres du périphérique. Pendant longtemps, la briqueterie Richard m’a servi pour n’importe quel chantier. Quand elle a fermé, je me suis adressé à une autre briqueterie, près de Beauvais. Le nom ne me revient pas. La composition de la brique normale est : sable, terre et des restes de charbon brûlé [mâchefer, ndlr]. Chaque brique était différente de l’autre. Elles étaient cuites dans un grand four circulaire. Il faut imaginer des petites chambres séparées dans laquelle on monte la brique sur du sable. D’en haut, on jette de l’huile et on la laisse s’enflammer. Pendant le feu, la couleur de la brique se développe différemment par rapport à sa position. Parfois, il y a des grains de charbon qui restent dans la brique. Ces bouts de charbon fondent et coulent. Alors ce sont d’extraordinaires résultats que tout d’un coup on a sur la brique. Un développement intérieur auquel vous n’êtes jamais préparé. Si on la casse, on découvre à l’intérieur des images formidables de couleurs.
« Je ne sais pas quand, l’Union européenne a un jour décidé que toutes les briques devaient être normalisées. On a demandé qu’à l’intérieur de la brique tout soit également égal. Donc il n’y avait plus de surprise.
« Pour fabriquer l’émail, je peux émailler la brique avec de l’émail de céramique et la recuire. À une température autour de 980 °C. Sur la brique se développe alors le même effet [que la céramique]. Ça aussi, c’est un miracle. La lave d’Auvergne a été longtemps à la mode dans la communauté des potiers. Parce que la lave, on pouvait la couper en tranches et ça servait parfois pour les tables ou pour des petites choses décoratives. La lave aussi, on peut l’émailler. Mais, dès qu’on dépasse 1000 °C, elle commence à couler. La brique, elle, ne coule pas. C’est la grande préférence.
« Vous voulez savoir de qui j’obtiens les émaux ? Il y avait deux usines d’émaux : c’était L’Hospied, je crois près de la Méditerranée, l’autre c’était Rhône-Poulenc. Ils fabriquaient de formidables émaux. Les céramistes traditionnels méprisent l’émail acheté. Le vrai artiste, le vrai céramiste, essaie de faire ses émaux lui-même, d’après les préceptes traditionnels japonais et chinois, et il est très fier de les développer. Moi, j’étais un peu plus naïf. Je me suis dit, s’il y a, dans l’offre des usines d’émaux, tant de variations, pourquoi je ne les utilise pas ? Je peux par exemple commander un rouge et un bleu, les mélanger, et j’obtiens une espèce de mauve. Et on peut doser les mesures. »
Les retrouvailles
« Je suis heureux de retrouver les bonhommes. Et surtout intacts ! J’ai fait beaucoup de structures en brique mais très souvent on les a cassées. Parfois, elles étaient mises à la poubelle au bout d’un an. En Allemagne aussi. Peut-être est-ce le matériau qui gêne ? La brique est un matériau inhabituel. Si c’était en marbre, personne n’aurait fait ça… C’était en tout cas une très grande surprise de revoir mes œuvres en bonne forme et que la couleur reste. Que le temps, le gel, toutes ces années, n’attaquent pas la céramique, n’attaquent pas la brique. Il faut y penser, la brique n’est rien d’autre que de la terre cuite et que ce petit élément, cuit dans une usine, tient pendant des siècles. Je ne veux pas dire que les bonhommes vont tenir des siècles, mais ils pourraient.
« C’était un choc parce que je savais plus que c’était si grand. Dans mon souvenir, ça faisait peut-être deux mètres, mais il y a en fait des dimensions énormes ! Je ne savais plus que je m’étais attaqué à une forme si grande. À vouloir dominer un grand personnage sans qu’on se perde dans les détails.
« Ce qui m’a surtout touché, c’est la bonne femme devant le rideaux, sous les arbres [sur la place des Saules, ndlr]. L’ombre des arbres protège les formes en briques. Je trouve ça formidable ! Malheureusement le concept initial d’entourer les géants avec des arbres a dû être arrêté à cause de la sécheresse, peut-être aussi par manque de possibilité d’arroser.
« Moi j’aime beaucoup la bonne femme qui sort du sol [à côté de l’école des Trembles, ndlr] parce qu’elle n’a pas de couleur. Peut-être que maintenant c’est ma préférée, parce qu’elle est si archaïque, raide et sans chichis. Je me demande si les autres [sculptures] ont vraiment besoin de couleur ? Sur la jupe de la femme, oui. Mais sur le bonhomme qui lit, ça non ! Il y a trop de couleur, c’est trop riche. Il y a des grandes formes, dans lesquelles on découvre des détails qui sont exécutés avec beaucoup d’amour. Le promeneur qui passe devant mes sculptures ne doit pas seulement comprendre qu’il y a une grande forme. Si le bonhomme couché était sans couleurs, je crois que ce serait plus pauvre. La couleur peut augmenter l’impression.
« C’est la question, est-ce qu’on ne devient pas, au cours d’un si long chantier, un peu décadent ? Je plaide pour l’ascèse de la brique, parce qu’elle se suffit à elle-même, dans sa couleur. Si on devient décoratif parce qu’on a envie de placer de la couleur, ce n’est pas très bon pour la forme. La couleur, mise sans réflexion, uniquement par joie de la couleur, c’est dangereux. »
La place des Géants
« J’écrirais un article qui s’appellerait la souffrance des géants, car la commerçants sont partis. Les géants seraient heureux de retrouver non seulement un café comme ça [Le Rhumel, ndlr], mais aussi un tabac, un restaurant, une pharmacie qui fonctionne tout le temps, un petit centre culturel et aussi un… réparateur de chaussures ! [rires] »