Le collège Lucie Aubrac de la Villeneuve se mobilise contre le « choc des savoirs » prôné par le gouvernement Attal, notamment la mise en place de groupes de niveau. Les professeurs et les parents d’élèves y voient la fin du collège unique.
Un cercueil « Égalité des chances », de la musique funèbre et un enterrement devant les grilles du collège Lucie Aubrac, tout un symbole. Mardi 26 mars, pendant la pause de midi, les professeurs du collège de la Villeneuve entendent protester contre le « choc des savoirs » que le gouvernement Attal met en place. Une trentaine de personnes, professeurs, parents d’élèves, habitants du quartier, s’est ainsi rassemblée pour dénoncer la fin de l’égalité des chances au collège. Principale mesure annoncée, l’instauration de groupes de niveau, pour les classes de 6e et de 5e, en mathématiques et en français, à la rentrée de septembre 2024. Concrètement, dès leur entrée en 6e, les collégiens seraient classés et répartis dans différents groupes selon leur niveau, pour l’instant seulement en maths et en français. Ces « groupes de besoin », selon la terminologie officielle, deviendraient la norme dans ces matières et les cours en classe entière l’exception.
« Nous ne sommes pas du tout d’accord avec la mise en place de groupes de niveau, argumente Damien Calvino, prof d’EPS , c’est une catastrophe, ici encore plus qu’ailleurs car le collège est classe en REP+ [voir encadré ci-dessous, ndlr], donc avec beaucoup d’élèves en difficulté. Cela va complexifier la tâche des profs : pour que les classes fonctionnent bien, il faut une tête de classe, un ventre mou et des élèves en difficulté. En classe entière, on peut faire du tutorat, les élèves peuvent s’aider les uns les autres, ce qu’on appelle la métacognition : le fait d’intégrer les consignes et de les expliquer aux autres. Les plus forts aident les plus faibles tout en progressant. Avec les groupes de niveaux, plus d’entraide entre les élèves. »
REP+ ?
REP+ pour réseau d’éducation prioritaire renforcé, un dispositif de l’Éducation nationale qui zone les établissements – un collège et les écoles primaires qui en dépendent – avec un nombre d’élèves en difficulté scolaire particulièrement élevé. Le dispositif permet d’allouer des moyens supplémentaires mais tend à accroître la mauvaise réputation de l’établissement. Le collège de la Villeneuve, devenu collège Lucie Aubrac dans les années 2000, est classé en éducation prioritaire depuis la mise en place de cette politique publique, en 1982. En Isère, onze collèges sont classés en REP et deux en REP+, Lucie Aubrac et le collège Jean Vilar d’Échirolles.
« Au collège Lucie Aubrac, on passera de cinq classes de 5e et cinq classes de 6e à six ou sept groupes de niveau en 6e et pareil en 5e, mais avec le même nombre de profs, explique Matthieu, prof de maths. Avec le même nombre de profs, on doit donc créer 20 heures de cours pour six groupes, 10 heures de maths et 10 heures de français, et 40 heures pour sept groupes. Or ces 40 heures sont utilisées pour des dispositifs qui fonctionnent dans notre collège, comme le co-enseignement, deux enseignants en classe dans une matière donnée. » « Tous les emplois du temps vont être chamboulés car, par exemple, tous les groupes devront avoir français tous en même temps. Ça nous oblige à ouvrir un créneau de cours de 17 heures à 18 heures. », abonde M. Calvino.
Outre le manque de moyens logistiques et humains, nombre de profs dénoncent une stigmatisation des élèves en difficulté, comme Anaïs Collot, prof de lettres : « On a déjà des élèves qui nous disent : « On va être dans le groupe des nuls ! » C’est très difficile de se libérer de cette étiquette. Dès le CM2, les instits vont devoir faire remonter les élèves en difficulté. » « C’est démontré par toute la recherche, dès qu’on entre dans un groupe en difficulté, on n’en sort pas, c’est stigmatisant. », complète Matthieu.
Les élèves aussi craignent d’être pointés du doigt. Devant le collège, Hadile et Ornella, en classe de 6e, n’hésitent pas à interpeller les journalistes venus couvrir la mobilisation : « Les groupes de niveau ça ne sert à rien à part rabaisser les gens ! » « C’est une injustice. Les élèves en difficulté vont arrêter de participer. Ça te démotive même de venir au collège. » Elles craignent ainsi que les groupes de niveaux ne renforcent le harcèlement.
« C’est important d’être en classe entière, déjà pour l’ambiance de travail, dit Hadile. En classe, on a un tableau on s’inscrit, ceux qui vont aider et ceux qui ont besoin d’aide. Je préfère aider les autres plutôt que faire genre je suis forte ! Déjà que Macron veut nous faire porter l’uniforme. Dans quelques années, tout le monde va quitter la France ! »
La réussite scolaire étant liée au milieu social (dix ans après leur entrée en 6e, 85 % des enfants de cadres ont leur bac contre seulement 35 % des enfants d’ouvriers non-qualifiés, selon l’Insee), des syndicats d’enseignants pointent que les groupes de niveau conduiraient à la mise en place d’une ségrégation selon la classe sociale des élèves. Quant aux études scientifiques sur les groupes de niveau, leurs conclusions sont contrastées. « Le groupement par niveau est significativement nuisible aux progressions des élèves faibles et favorable à celles des élèves forts (par référence à un contexte de classe hétérogène). », concluent les sociologues Marie Duru-Bellat et Alain Mingat en 1997, tandis que le rapport Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) 2022 de l’OCDE note qu’« une relation positive entre la performance obtenue en mathématique et le regroupement d’élèves est observée si le regroupement est limité à quelques matières, alors que la relation est négative s’il est mis en œuvre pour toutes les matières. »
Mercredi 27 mars, c’est une opération « collège mort » qui est organisée par les parents d’élève, qui incitent les parents à ne pas mettre leurs enfants au collège. Cette forme de mobilisation fait des émules un peu partout en France. Une vingtaine d’établissements en Isère suivent le mouvement mercredi 27 mars. Plusieurs syndicats d’enseignants appellent aussi à la grève mardi 2 avril, pour réclamer « l’abandon du choc des savoirs et pour de vrais moyens pour l’école publique ».