La Villeneuve gentrifiée ?
Alors que le taux de cadres parmi la population active habitant à Grenoble a bondi de 19 % en moins de 50 ans, la Villeneuve et le reste des quartiers sud gardent leur aspect populaire (photo : montage d’un tag sur le 50 galerie de l’Arlequin et d’une photo de la crique centrale, Le Crieur de la Villeneuve)

La rénovation urbaine à l’œuvre depuis 2012 vise à disperser les pauvres du quartier. L’installation de locataires plus aisés fait penser au phénomène de gentrification qui a gagné les anciens quartiers populaires du nord de Grenoble. Pourtant les mécanismes en action sont différents.

« Villeneuve, les riches délogent les habitants » interpelle le tag en bas du 50 galerie de l’Arlequin. Les 40 et 50 galerie de l’Arlequin, rénovés à grands frais en 2016, ont vu leurs loyers augmenter de 10 %. La mairie et la Métro se félicitent de toucher, avec ces logements, une clientèle plus riche que celle qui y vivait auparavant. De quoi en faire des symboles de la « gentrification » du quartier pour certains.

La chercheuse Anne Clerval qui a étudié ce long processus à Paris, définit la gentrification comme « l’appropriation matérielle et symbolique des quartiers populaires par des classes aisées ». Une classe intermédiaire, pas forcément riche mais dotée d’un fort capital culturel, s’installe dans un quartier. Les commerces changent (épicerie bio, café branchouille), le quartier devient à la mode.

Face à la demande, les loyers augmentent jusqu’à devenir inabordables pour les classes populaires, contraintes au déménagement. Ironie de l’histoire, les premiers gentrifieurs sont ensuite eux-mêmes obligés de quitter le quartier face à l’arrivée des classes bourgeoises.

Certains anciens quartiers ouvriers, comme Belleville à Paris ou Saint-Bruno à Grenoble, sont emblématiques de ce phénomène, parfois masqué par une fréquentation et des usages qui demeurent encore populaires. Les riches se sont déjà accaparés une bonne partie de la ville. Grenoble s’embourgeoise : de 1968 à 2014, le taux de cadres qui y habitent est passé de 13 à 32 % (17 % à l’échelle nationale), tandis que celui d’ouvriers chutait de 30 à 14 % (20 % à l’échelle nationale) de la population active. Des quartiers entiers, comme Championnet ou L’Île Verte, deviennent inaccessibles aux classes populaires à cause de leurs loyers et commerces trop chers. La proportion de cadres augmente dans la plupart des quartiers (voir carte ci-dessous)(1).

Pour voir la carte en plein écran, cliquez ici.
Mixité sociale (définie ici comme le rapport du nombre de cadres sur le nombre d’ouvriers) par Iris, un découpage de l’Insee.
En rouge, les Iris où le taux d’ouvriers est supérieur à celui des cadres, en bleu l’inverse, le gris correspondant à des taux proches (rouge foncé : plus de 5 fois plus d’ouvriers que de cadres, rouge clair : entre 1,5 et 5 fois plus d’ouvriers que de cadres, bleu foncé : plus de 5 fois plus de cadres que d’ouvriers, bleu clair : entre 1,5 et 5 fois plus de cadres que d’ouvriers, gris : taux de cadres et d’ouvriers proches).
Les bulles montrent l’évolution entre 2006 et 2014 (bulle bleue : évolution du taux de cadres supérieure à l’évolution du taux d’ouvriers, bulle rouge : évolution du taux d’ouvriers supérieure à l’évolution du taux de cadres).
Lecture : en 2014, dans l’Iris Arlequin, 32,88 % des actifs étaient ouvriers et 4,98 % des actifs étaient cadres. La différence entre l’évolution du taux de cadres, entre 2006 et 2014, et du taux d’ouvriers, entre 2006 et 2014, est de -2,57 %, traduisant un accroissement du nombre d’ouvriers par rapport au nombre de cadres.
La cuvette grenobloise se remplit de cadres, notamment les anciens quartiers populaires du nord de la ville (Saint-Bruno, Mutualité) ainsi que certains du sud (Clos d’Or, Paul Cocat)
carte : Benjamin Bultel, Le Crieur de la Villeneuve & Antoine Machut, laboratoire Pacte ; données : Insee ; fond de carte : Géoportail.

Alors Villeneuve, en passe d’être gentrifiée ? « Parler de gentrification à Villeneuve, c’est une erreur factuelle », avance Grégory Busquet, sociologue qui suit la lutte contre la démolition du 20 galerie de l’Arlequin. D’abord à cause de l’histoire du quartier : « Les classes moyennes sont présentes dans le quartier dès la construction, dans les années 70, avec une volonté de mixité sociale. Il y a déjà des trucs de « bobos » [bourgeois-bohèmes, ndlr] à Villeneuve, comme certaines associations. »

Et puis la gentrification touche peu les quartiers de grands ensembles. « Ces quartiers n’attirent pas les classes moyennes à cause de leur image négative et des a priori sur les écoles [le classement en zone d’éducation prioritaire fait office de repoussoir pour les classes moyennes et aisées, montre Éric Maurin dans Le ghetto  français, ndlr]. »

Surtout, le fort taux de logements sociaux est un rempart contre la gentrification des grands ensembles populaires. Les loyers, protégés contre la spéculation, rendent l’éviction des classes populaires plus complexe. Pourtant, les opérations de rénovation urbaine tendent à faire baisser cette part de logement social à Villeneuve.

Car absence de gentrification ne veut pas dire absence de chasse aux pauvres. Si l’objectif affiché des pouvoirs publics, l’Agence nationale de rénovation urbaine (Anru) et la mairie en tête, est d’amener « davantage de mixité sociale », les moyens passent par « la casse des poches de pauvreté », dixit Grégory Busquet. Les montées 10 et 20 galerie de l’Arlequin, repérées comme les plus pauvres de l’Arlequin, sont ainsi les premières sur la nouvelle liste des démolitions. L’argument de l’ouverture du parc vers le tramway ne servant que de paravent à cette politique.

« Les élus parlent de mixité sociale : il faut casser les ghettos – qui n’existent pas en France, sauf de riches – et faire venir les classes moyennes dans les quartiers populaires. Or, les pauvres évincés lors de la rénovation urbaine se retrouvent dans d’autres quartiers populaires. », explique Grégory Busquet. « La mixité sociale comme manière de lutter contre la ségrégation, ce n’est pas une idée condamnable. Le problème, c’est que ça ne marche pas, ça fait 50 ans qu’on essaye d’en faire… Parce que les gens qui ont la capacité de choisir où s’installer, notamment les classes moyennes, ne veulent pas habiter dans les quartiers populaires. »

Pire, selon la chercheuse Christine Lelévrier, qui a étudié dix ans de rénovation urbaine en France, les quartiers rénovés se paupérisent. Les nouveaux arrivants ont plutôt le profil « de jeunes couples de la fraction supérieure des classes populaires, loin des « gentrifieurs » bourgeois  des quartiers populaires centraux. » Quant aux rares classes moyennes présentes originellement dans le quartier, la rénovation fait partir 15 % d’entre elles, selon la sociologue-urbaniste.

De quoi faire dire à Grégory Busquet : « D’ici à ce que l’Arlequin devienne un quartier bourgeois, on peut attendre 100 ans… »


(1) Les Iris (Îlots regroupés pour l’information statistique) sont un découpage administratif de l’Insee. Ils ne correspondent pas tout à fait au découpage classique des quartiers. Les Iris sont « homogènes quant au type d’habitat » selon l’Insee et regroupent de 1 800 à 5 000 habitants.