Entre histoire et mémoire, enjeux d’identité
Aurélia Décordé Gonzalez, Gérard Noiriel (avec le micro) et la troupe de lecture théâtralisée de l’Université populaire de la Villeneuve. (photo de gauche : Contrevent ; autres photos : BB, Le Crieur de la Villeneuve)

Hasard du calendrier ou signe que le quartier est toujours un bouillonnement d’idées, trois causeries, sous des formes diverses, s’y sont tenues sur l’identité, le racisme et la colonisation. L’Université populaire de la Villeneuve s’interroge depuis plus d’un an sur ce qu’il reste du passé colonial et a présenté des témoignages de questionnements d’identité qu’elle a recueillis. L’historien Gérard Noiriel a animé une conférence pour la sortie de son livre Une histoire populaire de la France, au cours de laquelle il est revenu sur les différences entre histoire et mémoire. Aurélia Décordé Gonzalez a joué sa conférence gesticulée Les marges de l’universel et a abordé les questions de racisme et de sexisme. Éléments de débat en trois séances.

La troupe de lecture théâtralisée de l'Université populaire de la Villeneuve, jeudi 22 novembre. (photo : BB, Le Crieur de la Villeneuve)

La troupe de lecture théâtralisée de l’Université populaire de la Villeneuve, jeudi 22 novembre. (photo : BB, Le Crieur de la Villeneuve)

Délocalisée le temps d’une soirée à la bibliothèque du centre ville, l’Université populaire de la Villeneuve a proposé, jeudi 22 novembre, un résumé de son action sous forme artistique. D’abord grâce à un documentaire vidéo retraçant la  création et les différentes étapes marquantes de cet espace d’éducation populaire. Ensuite avec un spectacle de lecture théâtralisée. La troupe de l’Université populaire a lu des témoignages, anonymisés, recueillis lors du cycle. Dans le but de « comprendre le passé colonial pour sortir du rapport colonial ».

Les témoignages interrogent les critères constitutifs d’une identité. Comme celui de ce pied-noir de Tunisie n’ayant pas d’origines françaises : « Je me suis considéré en 1956 comme tunisien. On s’opposait aux colons et à l’armée française. En même temps, mes copains étaient anti-arabes. C’était normal, c’était comme ça. On était élevé comme ça, sale Juif, sale Arabe. Mais par contre, on défendait l’équipe de foot et là, on était tous unis ! » Les propos récoltés permettent de critiquer les assignations identitaires à cause des mots :
— « Il y a plusieurs images possibles de ce que je suis. Ce n’est pas très sérieux de n’utiliser que ce mot « Noir » pour désigner ce que je suis.
— « Vous avez vu ce manifeste des comédiennes ? Noire n’est pas mon métier.
— « C’est la même chose avec le mot musulman. On nomme mais jamais on ne tient compte des croyances, des rapports de chacun au spirituel. Du coup, on efface complètement le fait que ces personnes ont des origines multiples ou des places très différentes dans la société. Ils peuvent être bourgeois, prolétaire, chômeur, précaire, artiste, fonctionnaire, etc. C’est toute cette diversité qu’on efface avec un seul mot. »

« La question de la colonisation se pose à travers les rapports de domination. », dit un témoignage, « Je n’ai pas envie d’être manipulée par des gens qui veulent mettre absolument tout sur le dos de la colonisation. Et je n’ai pas non plus envie d’être manipulée par des gens qui sont dans le déni absolu d’une histoire qui ne s’est pas racontée. »

Histoire populaire, histoire sociale

Pour l’historien Gérard Noiriel, l’histoire populaire ne doit pas dissoudre le social dans les identités.

Mercredi 21 novembre, le socio-historien Gérard Noiriel a fait salle comble pour présenter son dernier ouvrage Une histoire populaire de la France, à la MJC Prémol. Pendant près de deux heures, il a repris l’introduction de son livre en détaillant chaque terme du titre. Le spécialiste de l’histoire de l’immigration (Le Crieur l’avait interviewé lors de sa venue à Villeneuve en 2015 pour présenter l’exposition Histoire de l’immigration en France) s’est ainsi attardé sur la différence entre histoire et mémoire. « Le rôle de l’historien, c’est de comprendre et d’expliquer le passé, pas le juger. Le chercheur doit avoir un esprit critique et il doit l’appliquer à tous les groupes. Ce qui est difficile pour moi car je suis militant, engagé contre le racisme. »

Gérard Noiriel, mercredi 21 novembre, à l'occasion d'une conférence pour la publication de son nouvel ouvrage Une histoire populaire de la France. (photo : BB, Le Crieur de la Villeneuve)

Gérard Noiriel, mercredi 21 novembre, à l’occasion d’une conférence pour la publication de son nouvel ouvrage Une histoire populaire de la France. (photo : BB, Le Crieur de la Villeneuve)

Les « acteurs de la mémoire », comme les appelle l’historien, sont dans une autre logique : « sortir de l’oubli tel groupe de gens et dénoncer le traitement qu’il a subi ». Mais « il y a une complémentarité entre les acteurs de la mémoire et les historiens. » Pour Gérard Noiriel, une histoire populaire n’est pas celle des groupes sociaux dominés : « Howard Zinn a écrit son livre Une histoire populaire des États-Unis dans les années 70 et disait : « Je fais l’histoire des lapins alors que jusque là on n’avait que celle des chasseurs. » Grâce à lui et aux historiens et historiennes des générations suivantes, toutes ces questions peu ou pas étudiées, l’histoire coloniale, des femmes, de l’immigration, ont connu un grand nombre de travaux. Il ne serait pas honnête de dire « Je vais vous raconter l’histoire de gens dont on n’a jamais parlé. » J’ai privilégié l’étude des relations de pouvoir. »

Gérard Noiriel tient à s’inscrire dans le débat sur les identités : « Le livre vise à déconstruire les identités en montrant comment elles se sont constituées à partir de nos personnalités. Il vise à critiquer les assignations identitaires et collectives : sociales, religieuses, ethniques, etc. Je reproche à un certain nombre de mes collègues dans les études postcoloniales de trop isoler cette dimension ou celle de l’identité d’origine par rapport à la dimension sociale. Beaucoup de gens voudraient évacuer le social et qu’on ne parle plus que des questions identitaires. »

Quand racisme et sexisme se conjuguent

Une conférence gesticulée, organisée par l’association Contrevent qui appuie « les démarches de recherches populaires autour des immigrations et de la lutte contre les discriminations », s’est tenue salle 150.

Vendredi 23 novembre, dans une salle 150 presque pleine, Aurélia Décordé Gonzalez, invitée par l’association Contrevent, a présenté sa conférence gesticulée Les marges de l’universel. La conférencière a créé l’association d’éducation populaire Déconstruire, à Rennes, « qui travaille sur l’articulation des rapports de domination raciste et sexiste ».

Une conférence gesticulée, c’est un outil, mi-conférence mi-représentation théâtrale, issu de l’éducation populaire, un moyen de transmission basé sur des savoirs expérientiels et théoriques. Les savoirs expérientiels sont ceux que l’on tire de notre histoire personnelle, « Je sais parce que je l’ai vécu ».

À partir de colères et d’indignations personnelles, la conférencière se positionne dans l’ensemble des rapports sociaux de domination. Elle insiste particulièrement sur les rapports de genre, de classe et de race, race devant s’entendre ici non comme la race biologique qui n’existe pas — il n’y a qu’une seule espèce humaine — mais au sens des sciences sociales, c’est-à-dire le processus de catégorisation des individus.

Aurélia Décordé Gonzalez lors de sa conférence Aux marges de l'universel, salle 150, vendredi 23 novembre. (photo : Contrevent)

Aurélia Décordé Gonzalez lors de sa conférence Aux marges de l’universel, salle 150, vendredi 23 novembre. (photo : Contrevent)

Résolument afro-féministe, Aurélia Décordé Gonzalez analyse les imbrications et la continuité existante entre l’histoire coloniale française et les effets du racisme systémique, c’est-à-dire le racisme produit par la société, notamment l’État. Un racisme qui structure l’ordre social.

La conférencière pointe les micro-agressions quotidiennes, particulièrement « celles liées à la misogynoir » (terme encore nouveau qui désigne l’ensemble des oppressions spécifiques dirigées vers les femmes noires). La publicité véhicule des représentations racistes. Elle en présente une sur scène : une publicité pour un produit d’entretien qui montre une femme noire allongée dans son hamac. La femme tend le bras pour atteindre ledit produit, sans se lever. Message passé : les femmes noires sont fainéantes.

Grâce à une frise chronologique, Aurélia Décordé Gonzalez retrace plusieurs épisodes coloniaux, de 1492 à aujourd’hui, et offre ainsi un « point de vue situé » qu’elle incarne sur scène. Elle critique la neutralité présumée de l’histoire qui, selon elle, est largement produite par les dominan.te.s. Comment parler d’universalité des droits de l’Homme en 1789 sans questionner la place des femmes ou des Noir.e.s, alors que le « Code noir » est encore en vigueur à l’époque ?

En alliant son histoire à l’Histoire, en parlant des actes racistes systématiques et quotidiens qui ont jalonné son vécu, l’autrice parle du racisme structurel et de ses conséquences concrètes violentes. En brisant le « mythe de l’universalisme », elle montre le quotidien des personnes racisées, les personnes qui peuvent subir du racisme car assignées à un groupe racial. Quand elle cite Fanon, « le monde colonisé est un monde coupé en deux », elle expose la fracture raciale actuelle. D’ailleurs, elle la reproduit symboliquement dans la salle en divisant le public en deux avec une pelote de laine déroulée.

Que vient signifier alors « découvrir qu’on est noir.e » ? Aurélia Décordé Gonzalez pose des mots sur son parcours fait de définitions identitaires complexes, pris dans une histoire violente et dans le « consensus existant sur la négation du fait social de la race ». Avec toujours en tête que nommer et expliquer peuvent permettre l’oppression comme l’émancipation.