Une brève histoire de la place des Géants
Dessin de Pierre Huguet, pour le Betvel (Bureau d’études techniques, voirie, espaces libres de Grenoble), pour la forme de la future place des Géants, janvier 1978. (document : Archives municipales et métropolitaines de Grenoble)

Cœur du second quartier de la Villeneuve, la place des Géants est évidemment marquée par les statues qui lui donnent son nom. Mais comment a été conçue la place ? Et comment Klaus Schultze, l’artiste qui a construit les géants, a-t-il été choisi ? Quels géants ont été construits en premier ? Le Crieur vous raconte l’histoire de la naissance de la place des Géants.

En 1972, alors que les premiers habitants de l’Arlequin viennent à peine de prendre possession des lieux, l’équipe pluridisciplinaire de la Villeneuve commence déjà à plancher sur le second quartier, les Baladins. L’élaboration du plan-masse définitif, par le duo d’architectes Jean Tribel et Georges Loiseau, de l’Agence d’urbanisme et d’architecture (AUA, Bagnolet) sera longue et se fera différemment de celui de l’Arlequin. La circulaire Guichard, en mars 1973, passe par là et pointe les dérives de l’urbanisme des grands ensembles. Elle en marque d’ailleurs, symboliquement, la fin. Les longues barres et les hautes tours sont passées de mode.

« On avait suffisamment de recul sur l’Arlequin. Le système de dessertes piétonnes [les passerelles] au niveau R+2 était une connerie… », se souvient Pierre Huguet, paysagiste dans l’équipe pluridisciplinaire, pour le Betvel, un bureau d’études de la ville de Grenoble. Au lieu de construire des parkings silos en bordure du quartier, l’équipe Villeneuve opte pour un urbanisme sur dalle. Pour Pierre Huguet, c’était « un perfectionnement de l’Arlequin. Une dalle, une espèce de porte-avions accosté au parc sur un côté ».

Schéma de principe de la future place des Géants, à l’époque pas encore construite, par Borja Huidobro, mai 1976. (document : AMMG, 17 Z 357)

La place doit desservir 1000 logements, ainsi que de nombreux équipements, dont la liste évolue avec le temps. En 1974, le changement de maire à Eybens, suite à une élection partielle, permet un accord entre Eybens et Grenoble sur la construction d’un collège (à l’époque CES, collège d’enseignement secondaire) intercommunal, à cheval sur les deux communes. Le futur collège des Saules.

Juste à côté, l’avenir de la zone de Cure-Bourse, à Eybens, à l’est du nouveau quartier de la Villeneuve, reste flou. À terme, une partie du troisième quartier de la Villeneuve – finalement jamais construit – doit s’y élever.

Dans les grandes lignes, le plan-masse des Baladins, est déjà arrêté en mai 1975. Les architectes se retrouvent avec une immense dalle (200 mètres par 40, plus la future place des Saules) à décorer. À l’inverse de l’Arlequin, dont la décoration des espaces et des équipements publics commence à peine à l’époque, l’idée est de mener en parallèle la construction de la place et des logements et la décoration des espaces publics.

Mission de conseil

En mars 1976, la Société d’aménagement du département de l’Isère (SADI), en charge de l’aménagement de la ZUP Grenoble-Échirolles, missionne deux plasticiens grenoblois, Sergio Ferro et Geneviève Tachker, pour aider l’équipe pluridisciplinaire à élaborer la « dalle du quartier II », future place des Géants.

Photo d’une maquette de Sergio Ferro et Geneviève Tachker pour une proposition de traitement plastique de la future place des Géants, 1976. (document : AMMG, 17 Z 357)

À l’époque, Ferro – qui habite à l’Arlequin – et Tachker ont déjà ou vont concevoir des œuvres pour le quartier : Ferro avec une fresque sur le gymnase de la Rampe, Tachker avec une fontaine (aujourd’hui disparue) dans l’école de la Fontaine. La tâche confiée par la SADI est une mission purement de conseil et n’implique pas forcément la construction, par les deux artistes, d’œuvres pour la place.

Parallèlement, le Betvel émet des hypothèses de décoration de son côté, tout comme l’architecte Borja Huidobro, membre lui-aussi de l’AUA, qui accompagne les réflexions de Tribel et de Loiseau.

Les trois hypothèses de travail sont fusionnées, en novembre 1976, dans une proposition commune : une place décorée au sol par un quadrillage (traitement minéral, projet d’Huidobro), parcourue de poteaux et de colonnes servant de support à diverses œuvres d’art (traitement plastique, projet de Ferro/Tachker), le tout surmonté d’une pergola et parsemée de bacs pour des arbres (traitement végétal, projet de Pierre Huguet pour le Betvel). « Pour moi, il fallait mettre un maximum d’arbres, partout ! », explique Pierre Huguet au Crieur.

Ferro et Tachker proposent même un mini-symposium d’art, qui réunirait artistes professionnels et habitants du quartier, pour embellir les poteaux et colonnes qui jalonneraient la place.

La proposition commune de traitement plastique de la place est présentée aux élus de la Ville de Grenoble et en commission du 1 % (voir encadré Le 1 % artistique) en février 1977, mais le projet est timidement reçu. Dès mars 1977, il est demandé à la SADI « d’envisager des interventions du type de celles que [Gérard] Singer ou [Klaus] Schultze ont réalisées dans plusieurs villes nouvelles ». Les deux artistes sont déjà reconnus au niveau national : Schultze avec ses sculptures géantes en brique et en céramique ; Singer avec ses formes montagneuses en résine époxy.

Le 1 % artistique
Instauré par le ministère de l’Éducation nationale en 1951 puis étendu aux autres ministères, le 1 % artistique (ou 1 % culturel) impose que 1 % du prix de construction d’un bâtiment soit consacré à sa décoration. La politique culturelle de la Ville de Grenoble, sous Dubedout, était de doubler ce financement gouvernemental avec un financement de la Ville. La plupart des œuvres d’art dans le parc de la Villeneuve ont été financées par le 1 % artistique des écoles.

Car le plan de la place a subi plusieurs modifications au cours de l’année 1976, avec l’ajout de nouveaux équipements, rendant la place plus encombrée et réduisant l’espace disponible pour l’agencement diffus des œuvres d’art proposé par les plasticiens-conseil. Courant 1976, la ville d’Eybens décide de créer une ZAC (zone d’aménagement concerté) à Cure-Bourse, car la ville a besoin de zones d’emplois. Selon Christian Dupré, sociologue de l’équipe Villeneuve, l’arrivée programmée d’un supermarché (futur Lidl) dans cette zone condamne le projet de « souk couvert » sur la future place des Géants, rendant obsolète la pergola.

Plan d’aménagement de la future place des Géants, par Borja Huidobro, en janvier 1977. On retrouve les différents éléments proposés pour le traitement plastique de la dalle : le quadrillage au sol, les bacs à plante et la pergola, des œuvres d’art disséminées ainsi qu’une palissade d’affichage promue par l’AUA. (document : AMMG, 17 Z 378)

Si les élections municipales de mars 1977 confirment Hubert Dubedout, une partie de l’équipe municipale change. Bernard Gilman, adjoint culture depuis 1965, est remplacé par René Rizzardo de 1977.

Cette décision acte l’échec de la proposition commune, audacieuse, des plasticiens-conseil pour une gestion classique des grands ensembles : la commande à un artiste de renommée nationale, le plus souvent parisien. Ce n’est cependant pas une surprise : dès octobre 1976, Jean-François Parent, urbaniste en chef de la Villeneuve, évoquait Singer ou Schultze pour le traitement plastique de la dalle.

Toutes les réflexions pour le traitement plastique de la dalle sont rassemblées par le Betvel, en janvier 1978, dans un dossier, sorte de cahier des charges, intitulé La dalle du QII. Illustré par Pierre Huguet, le dossier propose un traitement proche des œuvres créées par Singer. De la proposition commune, demeurent toutefois les bacs pour les arbres et les poteaux, uniquement peints, et le maillage dessiné au sol.

Quatre artistes

Toujours en janvier 1978, la commission du 1 % sélectionne quatre artistes à contacter pour concevoir la décoration de la dalle. Le 20 février 1978, Jean-François Parent envoie un courrier à ces quatre artistes : en région parisienne le peintre et sculpteur Gérard Singer (1929-2007), le céramiste Klaus Schultze (1927-) et le scénographe William Underdown (1936-2008), ainsi que le sculpteur local Jacques Durand (1935-2020) de Saint-Paul-de-Varces. Schultze se montre d’emblée « enchanté » par le projet, tout comme Singer, quoiqu’il n’en soit plus « tout à fait au même point » dans sa démarche artistique. Underdown est lui aussi intéressé mais répond trop tard. Pour Durand, les archives dépouillées sont muettes quant à sa réponse.

Esquisses, parmi les premières, des futures statues monumentales de la place des Géants, lors d’une réunion tenue le 7 juin 1978 réunissant notamment Jean-François Parent, Borja Huidobro, Pierre Huguet et Klaus Schultze. (document : AMMG, 17 Z 378)

Le projet de Schultze est finalement retenu fin mars 1978 et l’artiste se lance dans la conception des œuvres. Le financement, intégrant le 1 % artistique de l’école des Trembles et du collège des Saules, est bouclé. L’emplacement des bacs pour les arbres et des géants est défini selon la charge supportable par la dalle du parking.

En juin 1978, une maquette est présentée aux élus. L’aspect actuel des géants est déjà, pour l’essentiel, présent. Principales différences, un couple de géants debout, à côté de l’actuel jardin des Poucets, retoqué pour raisons techniques et financières ; un géant supplémentaire à côté de l’école des Trembles, lui aussi supprimé pour réduire les coûts ; pas de couple de géants dans l’escalier ; enfin, le géant qui lit, entre le 50 et le 100 place des Géants devait, à l’origine, faire… du vélo ! L’engin sera supprimé par les froids calculs budgétaires, remplacé par un crayon et un livre, puis seulement par un livre.

De la dalle du quartier 2 à la place des Géants

Les travaux de construction des géants débutent à l’automne 1978, à la fin des travaux de construction de la dalle, pour deux ans d’un chantier en pointillé. Les sculptures se font en même temps que les bâtiments et équipements autour de la place. Parfois, le chantier doit être interrompu car les briques n’ont pas pu être livrées.

Les premiers habitants occupent la place des Géants en décembre 1978. La place est rapidement marquée par l’empreinte des sculptures car elle prend son nom de place des Géants dès février 1979 (voir encadré Le saviez-vous ?). En mai 1979, la main, le géant couché (qui n’a pas encore ses doigts de pied) et l’arène sont terminés. La géante couchée a son ossature mais pas encore son revêtement.

Le saviez-vous ?
Selon une délibération du conseil municipal de juin 1978, la place des Géants aurait dû s’appeler la place du Dragon et la place des Saules la place du Sphinx, en référence au traitement plastique de la dalle prévu à l’époque.

Construction du géant allongé : Klaus Schultze est en train de manier la scie. Le 20 place des Géants, derrière, est en cours de construction, en 1979. (photo : archives personnelles de Klaus Schultze)

L’école des Trembles et le collège des Saules (à l’époque CES) ouvrent en septembre 1979. En juin 1980, alors que les premiers habitants s’installent place des Saules (le 1 place des Saules s’appelle encore 70 place des Géants), le couple dans l’escalier est presque terminé, tandis que la femme couchée, le couple du CES et la femme qui rentre dans le sol à côté de l’école des Trembles sont encore en cours. Les travaux se terminent à l’automne 1980. Les géants sont finalement inaugurés le 24 novembre 1980.

Comparaison entre le dessin préparatoire de Pierre Huguet en 1978 et la place des Géants actuelle (cliquez sur l’image pour lancer l’animation).