À la Villeneuve, suis-je Charlie ?

Entre les appels à l’unité nationale et la marche du 11 janvier qui a réuni plus de quatre millions de personnes dans la rue en France, les attentats du 7, 8 et 9 janvier, notamment au siège du journal satirique Charlie Hebdo, n’ont pas fini de faire couler l’encre. Choses lues, vues et entendues dans le quartier.

Jeudi 8 janvier, à la sortie du collège, deux filles chantent « Je suis Charlie ». L’ampleur inédite de la mobilisation du dimanche 11 janvier — qui a vu plus de quatre millions de personnes, dont près de 110 000 personnes à Grenoble — se rassembler, pouvait laisser croire à un rejet unanime de l’attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo.

Pourtant, loin des « Nous sommes tous Charlie » et autres appels à « l’unité nationale » lancés par les politiciens et une bonne partie de la presse, la situation, notamment à Villeneuve, est bien plus complexe.

Les premières réactions sont venues sur la page Facebook « Tu sais que tu viens de Villeneuve quand ». Samedi 10 janvier, un habitant(1) regrette, dans un message, la faible présence de Villeneuvois au rassemblement au soir des attentats : « À la manifestation de mercredi soir, place Félix-Poulat au centre-ville, j’ai vu des gens, des tas de gens, mais pas grand-monde, pour ne pas dire personne du quartier ou des quartiers. Je suis triste et inquiet. »(2)

À la fin du rassemblement en hommage à Charlie Hebdo, dimanche 11 janvier (photo : Nykaule, https://www.flickr.com/photos/nykaule/)

À la fin du rassemblement en hommage à Charlie Hebdo, dimanche 11 janvier (photo : Nykaule, https://www.flickr.com/photos/nykaule/)

S’ensuit une discussion dense, supprimée depuis, entre une vingtaine d’interlocuteurs. Plusieurs personnes partagent le même avis sur l’absence de personnes des quartiers populaires au rassemblement. Alors que les premiers messages « Je ne suis pas Charlie » fleurissent sur Twitter et Facebook, certains expriment leur indignation : « On ne peut demander aux gens de se forcer à participer à l’élan collectif, ils font ce qu’ils veulent. Reste que dire « Je ne suis pas Charlie », c’est au mieux de la bêtise, au pire de l’indécence. Quand on ne veut pas dire « Je suis Charlie » (ce que je respecte totalement), on respecte au moins l’émotion collective. »

Être et ne pas être Charlie

Assez rapidement, des membres musulmans du groupe se sentent obligés de se justifier, notamment de leur désaccord avec la ligne éditoriale de Charlie Hebdo : « Je suis arabe, musulmane et je suis choquée, outrée de ce qui est arrivé ce triste 7 janvier, le terrorisme n’est pas l’islam et ces gens ne sont pas l’islam. », écrit une habitante. « Et je pense que peu de personnes pensent que « c’est bien fait, ils l’ont bien cherché ». […] Cependant, je ne peux pas rire d’une caricature du prophète Mohamed et ça par conviction. Alors si votre question est : est-ce que je suis d’accord avec ce qu’il s’est passé ? Je réponds NON. Est-ce que je trouve ça mérité ou normal ? Je réponds NON. Y avait-il, au nom d’Allah ou de l’islam, une raison de se venger ou de tuer ces personnes ? Je réponds NON. L’islam nous enseigne la tolérance, l’amour, le respect des autres et je ne considère pas ces actes comme faits par des musulmans car des musulmans n’auraient jamais fait ça, les terroristes ne nous représentent pas et ne font pas partie ni de ma communauté, ni de ma religion. Donc dois-je être plus désolée ou plus touchée que les autres citoyens ? Dois-je avoir honte de mes croyances ? Dois-je m’excuser pour ce crime qui n’est pas mon idéologie ? Je n’irai pas manifester, non pas parce que je cautionne ces actes monstrueux et non pas parce que je ne suis pas triste pour ces victimes, mais simplement parce que ce serait accepter de me moquer de mon prophète, chose qui va à l’encontre de mes convictions. Je pense donc qu’il ne faut pas tout mélanger (grosse pensée aux familles des victimes). »

La marche du 11 janvier, à Grenoble (photo : David Monniaux, http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Grenoble_Charlie_P1070476.JPG)

La marche du 11 janvier, à Grenoble (photo : David Monniaux, http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Grenoble_Charlie_P1070476.JPG)

Une autre habitante lui répond en l’incitant à venir à la marche du 11 janvier : « Tout à fait d’accord avec toi. Bravo ! Sauf pour une chose, à la fin de ton post. Ceux qui vont à la marche demain ne vont pas dire qu’ils sont d’accord avec les moqueries faites à ton prophète, pas du tout, mais ils vont dire haut et fort qu’on ne pourra jamais mettre à terre la liberté de dire (et de dessiner) ce que l’on veut dans le respect de la loi !!! Tu devrais venir, ne serait-ce que pour montrer ton détachement par rapport aux assassins de ces derniers jour. »

Risque d’amalgame

Tandis que certains hésitent à se rendre à la marche, d’autres réprouvent l’amalgame fait par certains entre terroristes et musulmans. Une troisième habitante écrit ainsi : « Et ce qui me désole aujourd’hui, c’est que nous sommes pointés du doigt et que l’on attend certaines réactions de notre part, justement parce que nous sommes musulmans. Nous nous devons d’être présents pour prouver quelque chose et c’est ce qui m’embête car Charlie Hebdo a caricaturé bon nombre de personnes et de cas. Et peut-être qu’aujourd’hui des chrétiens, juifs ou autres ne seront pas présents dans ces manifestations mais on n’en pensera rien puisqu’ils ne sont pas musulmans. »

Au lendemain de la marche du 11 janvier, la coordination des quartiers populaires Pas sans nous organisait un rassemblement devant la préfecture de Seine-Saint-Denis, à Bobigny. Au journal Libération, Mohamed Mechmache, coprésident de Pas sans nous et porte-parole de l’association AC le feu, indiquait que « cela semblait nécessaire et important de se rassembler de l’autre côté du périph pour dire notre émotion et notre solidarité, et pour dire que les assassins de Charlie Hebdo et du supermarché casher n’ont rien à voir avec les habitants des banlieues ». Pas de mobilisation identique dans les quartiers populaires de Grenoble, au grand regret de certains habitants.

Difficile de trouver sa place

À la Villeneuve, pour beaucoup c’est plus la sensation d’être écartelé entre deux attitudes qui domine. Le 13 janvier, une réunion a été organisée, réunissant habitants de la Villeneuve ou non, musulmans ou non, pour tenter de faire émerger une réponse collective populaire. Une jeune témoigne : « [lors de la marche du 11 janvier] le regard des autres était difficile. Or je ne suis pas responsable pour les autres. J’ai eu le sentiment de ne pas faire partie du lot. » Une autre ajoute : « plusieurs personnes ne se reconnaissent pas sous la bannière « Je suis Charlie », mais voulaient venir pour dire qu’ils étaient contre le terrorisme ».

Lors du rassemblement du 11 janvier, un manifestant brandit un dessin se moquant des terroristes (photo : David Monniaux, http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Grenoble_Charlie_P1070476.JPG)

Lors du rassemblement du 11 janvier, un manifestant brandit un dessin se moquant des terroristes (photo : David Monniaux, http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Grenoble_Charlie_P1070476.JPG)

Difficile donc d’afficher une posture collective claire, avec le risque de voir la population se couper en deux. Un risque résumé par une participante à la réunion qui admet avoir l’impression que « soit [tu es] avec Charlie, soit pas ». À rapprocher des propos tenus par Nathalie Saint-Cricq, cheffe du service politique de France 2, qui, le 12 janvier, appelait à « repérer, traiter, intégrer ou réintégrer dans la communauté nationale ceux qui ne sont pas Charlie. » Sans tenir compte de la stigmatisation dont souffre les habitants des quartiers populaires. Dans un article intitulé À la recherche des « je ne suis pas Charlie », le Bondy Blog pose cette question : « On reproche aux jeunes des quartiers de ne pas avoir sauté dans les bras de la République, cette semaine. Imaginons un instant une mère qui aurait cinq ou six enfants. Le sixième enfant, la mère l’a installé, seul, à l’étage. Elle lui a donné moins d’amour, moins d’argent, moins de considération. Elle l’a longtemps tenu à l’écart, elle a fait comme si elle ne l’entendait pas. Aujourd’hui, l’enfant a grandi. Il a du mal, malgré ses sentiments, à prendre sa mère dans ses bras, à lui témoigner de son amour en public. Faut-il reprocher à l’enfant « son inhumanité » ou chercher à comprendre, dans son passé, ce qui n’a pas été ? ».

Charlie à l’école

Un risque de bipolarisation déjà compliqué à gérer pour les adultes, encore plus pour les jeunes. Un père de famille raconte : « À l’école de mon fils, en CM2, ils ont dû faire des pancartes « Je suis Charlie ». Mon fils ne savait pas trop pourquoi, surtout que je l’avais

Au collège Lucie Aubrac, la plupart des élèves ont condamné les attentats (photo : Colombe Dabas)

Au collège Lucie Aubrac, la plupart des élèves ont condamné les attentats (photo : Colombe Dabas)

tenu éloigné de la télé parce que j’estimais qu’il était trop jeune. Mon fils a refusé de faire cette pancarte, il a voulu en faire une « Les musulmans ne sont pas des terroristes ». Il s’est fait prendre à partie, ça a été très dur pour lui. Quand j’en ai discuté avec lui le soir, il était en colère. »

Une mère renchérit : « Ma fille est en seconde. Ils ont fait un débat, à chaud, sur la liberté d’expression. Sans trop caricaturer, il y avait les Blancs pro-Charlie et les Noirs et Arabes contre. »

Au collège Lucie Aubrac, les choses se sont un peu mieux passées. Un prof se félicite que lors d’une discussion avec chacune de ses deux classes « tous les élèves ont condamné les attentats ». Certains ont bien, au début de la conversation, émis l’idée « qu’ils [les caricaturistes de Charlie Hebdo] l’avaient un peu cherché », mais aucun n’a dit que « c’était bien fait pour eux ». Même, à l’issue du cours, ils ont admis « qu’en fait, les caricatures, ce n’était rien ».

Islamophobie

De l’avis de beaucoup d’habitants du quartier, quelque chose a changé à la Villeneuve. Un membre d’une association explique que « les relations sont devenues assez tendues » entre des adhérents de sa structure. Avant d’ajouter, assez désabusé, « Merci les terroristes… » Sans aller jusqu’à la méfiance, une inquiétude certaine sur l’avenir occupe pas mal d’esprits.

La réunion publique à la Villeneuve était ainsi l’occasion, pour les musulmans, d’exprimer leur inquiétude suite aux attentats. Lors de la réunion, une femme témoigne : « Un voisin m’a dit : « On est dans le collimateur, on va s’en prendre plein la gueule » ». La peur des retombées islamophobes est très présente.

Une inquiétude qui paraît justifiée avec l’augmentation des actes islamophobes. L’Observatoire de l’islamophobie, instance dépendant du Conseil français du culte musulman, a recensé 116 actes islamophobes entre le 1er et le 19 janvier. Soit une augmentation de 110 % par rapport à janvier 2013 note l’Observatoire.


(1)Tous les témoignages de cet article sont anonymes.
(2)Toutes les citations issues de la page Facebook ont été corrigées.